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Comptes Rendus

Histoire des sciences et des idées
La recherche scientifique face aux recherches duales à risque : émergence et actualité du concept
Comptes Rendus. Biologies, Volume 348 (2025), pp. 287-293

Cet article fait partie du numéro thématique Quelques éléments sur les recherches duales en biologie coordonné par Antoine Triller.  

Résumés

L’accroissement des connaissances en sciences du vivant au cours des dernières décennies a donné lieu à des développements susceptibles d’offrir des possibilités sans précédent d’amélioration des conditions de vie de l’homme et de son environnement. Les savoirs et le savoir-faire en biologie et biotechnologie et leurs accès facilités par la généralisation des systèmes d’information accessibles par le plus grand nombre bouleversent bien des comportements et des modes de pensée. Cela pose des questions éthiques et sociétales qui portent notamment sur l’opportunité de la prise de risque dans la conduite de certaines recherches, en raison du mésusage qui pourrait en résulter, ou du fait d’un possible impact majeur sur la santé publique ou l’environnement. Parmi ces risques, la prolifération d’armes biologiques ou le bioterrorisme représentent des enjeux de sécurité et de sûreté biologique qui sont d’une réelle actualité. Il en est de même des conséquences possibles d’incidents ou d’accidents qui pourraient survenir lors de la manipulation de microorganismes pathogènes ou de virus particulièrement dangereux. Au début des années 2000, le professeur Henri Korn a entrepris, dans le cadre d’un groupe de travail de l’Académie des sciences, d’approfondir ces questions et de s’intéresser à la sensibilisation des scientifiques au concept de « recherches duales à risque ». Le travail qu’il a conduit et publié en 2008, intitulé « Les menaces biologiques, biosécurité et responsabilité des scientifiques sur les recherches », a conduit les autorités gouvernementales à créer par décret en 2015 le Conseil national consultatif pour la biosécurité (CNCB), et à en confier l’animation conjointement au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et à l’Académie des sciences. Depuis 2015, le CNCB a été saisi de plusieurs questions, et est à l’origine d’un rapport sur les recherches duales à risque, publié en 2019. Plus récemment, il s’est penché sur les incidents et accidents dans les laboratoires de biologie. Ces rapports ont permis de faire des recommandations de recommandations, concernant notamment la formation initiale et continue à l’évaluation des risques de dualité en recherche et l’accompagnement des recherches duales légitimes.

The increase in knowledge in the life sciences in recent decades has given rise to developments that are likely to offer unprecedented opportunities for improving the living conditions of man and his environment. Knowledge and know-how in biology and biotechnology and their access facilitated by the generalization of information systems accessible to the greatest number of people are disrupting many behaviors and ways of thinking. This raises ethical and societal questions that relate in particular to the appropriateness of risk assessment in the conduct of certain research due to either the “misuse” that could result from it, or because of a possible major impact on public health or the environment. Among these risks, the proliferation of biological weapons or bioterrorism represents biosecurity and biosafety issues that are today a real current concern. The same applies to the possible consequences of incidents or accidents that may occur during the handling of pathogenic microorganisms or particularly dangerous viruses. In the early 2000s, Professor Henri Korn, within the framework of a working group of the French Academy of Sciences, has undertaken to deepen these questions and to take an interest in raising the awareness of scientists of what is known under the generic term dual use research concern (DURC). He was managing a working group on this topic and published a report in 2008, entitled “Biological threats, biosafety and the responsibility of scientists on research”. In 2015, taking into account this report, the government authorities have established by decree a National Advisory Council for Biosafety (CNCB), and have entrusted its coordination jointly to the General Secretariat for Defense and National Security (SGDSN) and the French Academy of Sciences. Since 2015, the CNCB has been asked to consider several issues, including a report on dual use research of concern, published in 2019. More recently, the CNCB has focused on biological laboratory incidents and accidents. These reports were the subject of recommendations, in particular concerning initial and continuing training in “the assessment of the risks of duality in research” and the support of legitimate dual use research.

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DOI : 10.5802/crbiol.189
Mots-clés : Armes biologiques, Bioterrorisme, Biosécurité, Henri Korn, CNCB
Keywords: Biological weapons, Bioterrorism, Biosafety, Henri Korn, CNCB

Patrice Binder 1

1 Médecin général inspecteur du service de santé des Armées (2ème section), membre du Conseil National Consultatif pour la Biosécurité (CNCB), France
Licence : CC-BY 4.0
Droits d'auteur : Les auteurs conservent leurs droits
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En hommage au Professeur Henri Korn.

1. Introduction

Une recherche duale à risque est une recherche qui, sur la base de l’état de l’art et des connaissances, pourrait raisonnablement conduire à des connaissances, des produits ou des technologies qui pourraient être directement détournés et/ou poser une menace pour la santé publique, l’agriculture, la faune, la flore, l’environnement et/ou la sécurité nationale.

Depuis la plus haute antiquité, les connaissances humaines ont été au service de la force dans les combats que l’homme a menés pour sa survie dans l’environnement et dans ses luttes contre ses semblables, que ce soit pour imposer sa domination ou pour lutter contre la domination d’autrui. Au fil des siècles, la science des armes a puisé dans les connaissances et l’ingéniosité créatrice de l’esprit humain pour imaginer et mettre au point des systèmes d’armes capables de donner à leurs concepteurs un avantage, en les dotant d’instruments de puissance. Les sciences biologiques n’ont pas échappé à ce constat. Si le concept d’armes biologiques est né avec l’avènement de la microbiologie, à la fin du XIXe, l’utilisation des capacités de maladies transmissibles ainsi que de poisons ou de substances naturelles toxiques a toujours fait partie, à des degrés divers, de considérations tactiques lors d’opérations militaires. De nombreuses anecdotes à ce sujet ont été relatées par différents auteurs (Berche, 2009; Riche and Binder, 2011). Ce n’est toutefois qu’à l’occasion de la première guerre mondiale, et tout au long du XXe siècle, que des projets de constitution d’arsenaux intégrant les capacités délétères d’agents infectieux ou de toxines naturelles ont été lancés. Conjointement avec la montée en puissance des biotechnologies et des techniques de manipulation des génomes et également la multiplication des actes terroristes dans la seconde moitié du XXe siècle et les premières années du XXIe siècle, la communauté scientifique a commencé à s’interroger de manière de plus en plus approfondie sur les possibilités de mésusage des sciences de la vie et la santé, à des fins de prolifération d’armes interdites ou d’actes terroristes. Si la conférence d’Asilomar en 1985 s’était inquiétée des possibilités de mésusage des techniques récentes de manipulation des génomes, c’est une publication d’un travail du National Research Council des États-Unis réalisé en 2003, intitulée « Les biotechnologies à l’âge du bioterrorisme », qui a véritablement lancé la réflexion sur les dilemmes posés par les recherches duales, et plus particulièrement les recherches duales à risque en sciences biologiques (National Research Council, 2004).

En France, le Service de santé des armées (SSA) et les personnels de ses centres de recherche en maladies infectieuses et en épidémiologie ont toujours consacré un certain nombre d’études à la prévention médicale et la protection des forces armées contre les risques d’agression chimique, nucléaire et biologique (Binder and Delolme, 2002). En raison de la sensibilité de ce secteur et des questions éthiques qu’il soulève, les questions de mésusages, de détournement des savoirs et des savoir-faire, ainsi que celles des évènements indésirables (incidents et accidents) lors de la manipulation de microorganismes pathogènes ont toujours été au centre des préoccupations des officiers du SSA. De son côté, la Direction générale de l’armement (DGA), en charge de la conception de matériels de détection NRBC (nucléaire radiologique biologique chimique) et de protection de l’homme, coordonne ses programmes avec le SSA sur ces sujets. En finançant des recherches à cet effet, le ministère des Armées a toujours manifesté le souci que celles-ci soient conduites dans le plus grand respect des conditions de sécurité et de sûreté requises par l’état de l’art, ainsi que des engagements de la France au niveau international (Conventions d’interdiction des armes biologiques, CIAB, et Conventions d’interdiction des armes chimiques, CIAC) et de l’éthique. Le professeur Henri Korn — qui a été conseiller scientifique au cabinet du ministre de la Défense Pierre Joxe (de 1991 à 1993), et membre du Conseil scientifique de la Défense (de 2004 à 2009), ainsi que de l’Institut de France (Académie des sciences) — avait créé le comité Science et sécurité de l’Académie des sciences en 2007. Il l’a présidé jusqu’en 2022 et il a œuvré de manière décisive pour qu’émerge, en France, une prise de conscience de la responsabilité des scientifiques en matière, notamment, de sûreté biologique. Il a suscité avec le professeur Jean-François Bach, en 2007 un travail princeps à l’Académie sur ces questions, qui a abouti à la publication en 2008 du premier rapport français sur les menaces biologiques et la responsabilité des scientifiques. Ce rapport était corédigé par le professeur Patrick Berche, et le médecin général inspecteur Patrice Binder (Korn, Berche et al., 2008), et recommandait notamment la mise en place, au plus haut niveau de l’État, d’un Conseil national consultatif pour la biosécurité (CNCB). Ce conseil a été créé en 2015 sous la double tutelle de l’Académie des sciences et du Secrétariat général à la défense et la sécurité nationale (SGDSN). Membre de ce comité et de son bureau depuis sa création, le professeur Henri Korn a ainsi assuré l’animation du groupe de travail du CNCB sur les recherches duales à risque (Korn and Binder, 2019).

2. Pourquoi et comment le concept de recherches duales à risque a-t-il émergé

Les recherches duales à risque (dual uses research concern), mieux connues sous l’acronyme DURC, représentent depuis quelques années pour la communauté scientifique un défi majeur lors de la conception et la conduite de projets de recherche. Chez les biologistes, la légitimité de certaines techniques a été rapidement mise en question dès que la manipulation des génomes a été généralisée. Les recherches en génomique et les techniques associées ont rapidement posé aux scientifiques des questions éthiques en lien avec la légitimité de certains de leurs objectifs. Elles ont aussi soulevé des inquiétudes quant aux conséquences potentiellement inacceptables pour la santé publique, pour l’environnement ou pour la sécurité nationale en cas d’évènement indésirable (incident ou accident), mésusage ou usage malveillant. La première manifestation de cette prise de conscience remonte à la conférence d’Asilomar en 1985, qui a préconisé un moratoire sur les expériences de biologie moléculaire. Celui-ci n’a été que de courte durée, en raison d’enjeux scientifiques et économiques, mais également sociétaux. Suite à l’entrée dans l’ère des organismes génétiquement modifiés (OGM), des mesures d’encadrement et de régulation des sciences biologiques ont été préconisées et mises en place au fil du temps, au fur et à mesure que les risques et menaces ont été mieux cernés.

La prolifération d’armements biologiques mettant en jeu des agents pathogènes et des toxines a été le principal souci des pouvoirs publics de nombreux pays qui se sont accordés en 1972 pour proposer à la signature des États une convention internationale « sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication et du stockage des armes bactériologiques (biologiques) ou à toxines et sur leur destruction » plus simplement désignée sous le nom de Convention sur l’interdiction des armes biologiques et à toxine (CIABT). Première convention du genre, elle visait à compléter le protocole de Genève de 1925 prohibant l’emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques. Le Groupe Australie, mis en place en 1985, est une instance informelle dont l’objectif est d’aider les pays exportateurs ou de transit à minimiser les risques de contribution à la prolifération des armes chimiques et biologiques (ACB). Il répondait à une préoccupation d’un certain nombre de pays — essentiellement occidentaux et parties à la CIABT et au protocole de Genève de 1925, puis, à partir de 1993, à la Convention d’interdiction des armes chimiques (CIAC) — souhaitant mettre en place et harmoniser les moyens et les instruments juridiques propres à limiter la prolifération des armes chimiques et biologiques, en contrôlant les échanges de biens tangibles et intangibles à double usage qui pourraient y contribuer. C’est le but, entre autres, des règlements européens en matière de contrôle des exportations de ces biens1 . Les biens à double usage sont donc, dans ce contexte des biens sensibles, destinés à des applications civiles, mais qui peuvent être utilisés à des fins militaires. Les possibilités d’usage terroriste de ces biens et savoir-faire sont connues et régulièrement évoquées, notamment en raison d’attentats, tels que celui au sarin perpétré par la secte Aum Shirinkyo dans le métro de Tokyo en mars 1995.

C’est donc à partir des deux dernières décennies du XXe siècle et des premières années du XXIe siècle que la prise de conscience de l’existence de menaces de terrorisme chimique et biologique (bioterrorisme) s’est progressivement imposée sur la scène internationale, entrainant la reprise des études de défense visant à se protéger contre les armes biologiques. Plusieurs évènements ont été à l’origine de cette prise de conscience dans le monde scientifique de la nécessité de débattre de la légitimité éthique et scientifique de certaines recherches en biologie, qui pourraient être détournées à des fins malveillantes ou être à l’origine d’évènements indésirables, notamment pour la santé publique, l’environnement ou la sécurité nationale. L’envoi de plusieurs lettres contenant de la poudre contaminée volontairement avec Bacillus anthracis à des personnalités américaines en octobre 2001, évènement connu sous le nom d’ « amerithrax », a été à l’origine d’une crise internationale qui a mobilisé à la fois les forces de sécurité, les moyens de la santé publique et celle de laboratoires capables de rechercher rapidement la présence de ce bacille. En France plus de 4 500 fausses alertes ont fait l’objet d’analyses. L’Institut Pasteur et quelques laboratoires de centres hospitaliers universitaires ont contribué à ces analyses, effectuées pour leur grande majorité par des laboratoires du ministère des Armées.

Dans le même temps, la généralisation des techniques d’édition des génomes par les CRISPR-cas a conduit à réévaluer le concept d’organismes génétiquement modifiés (OGM) obtenus au moyen de nouvelles techniques génomiques (NTG), et l’Autorité européenne de sécurité des aliments a lancé une évaluation des problèmes de sécurité potentiels desdites NTG (Parlement Européen, 2024). Dans le même temps, Michel Morange faisait le constat suivant : « La découverte de l’enzyme de coupure de l’ADN CRISPR-Cas9 et les premiers résultats obtenus par son utilisation ont suscité chez les biologistes ce que la revue scientifique Science a appelé en 2013 la folie CRISPR » (Morange, 2017). Par ailleurs, dans une revue récente, Tania Louis considère que « si certaines utilisations de CRISPR-Cas paraissent prometteuses, d’autres soulèvent des questions éthiques plus difficiles » (Louis, 2024). La possible dualité de l’édition des génomes par les CRISPR-Cas n’avait pas échappée au CNCB. Son premier rapport, en 2016, porte sur les mésusages potentiels à moyen et long terme de ces techniques. La publication de la modification de plusieurs embryons pour les rendre résistants au VIH, au moyen de ces enzymes d’édition de l’ADN, a mis en lumière la possible défaillance éthique de certains chercheurs et l’actualité du questionnement sur les risques de détournement en recherche scientifique. Ce travail a certes été condamné car il enfreint les règles de la bioéthique, mais plusieurs bébés génétiquement modifiés en sont issus : certaines utilisations de CRISPR-Cas sont indéniablement pleines de promesses, mais le possible mésusage est à considérer.

En 2023, le Parlement européen a publié un communiqué invitant, pour la recherche agronomique, à « baser l’évaluation des risques sur les caractéristiques des organismes génétiquement modifiés, plutôt que sur les techniques permettant de les obtenir » (European Commission, 2023). Pour le CNCB, le risque de mésusage à des fins malveillantes, de terrorisme ou d’armes biologiques des techniques d’édition du génome était toutefois moindre que celui représenté par la biologie de synthèse (SGDSN and Académie des Sciences, 2017). Celle-ci a permis, depuis le début des années 2000, de reconstruire notamment des virus pathogènes à l’aide de « bio-briques » d’ADN de synthèse. Au fil du temps, le coût et le temps nécessaire à ces constructions n’a cessé de décroitre. Cet aspect est d’autant plus préoccupant que, d’une part, les investissements nécessaires en matériel de séquençage et de synthèse d’oligonucléotides sont de plus en plus abordables et que, d’autre part, les bases de données de séquences sont d’accès facile.

Cette première étude a conduit le CNCB, sous l’impulsion notamment du professeur Henri Korn, à s’interroger sur les recherches à haut potentiel de risque, qualifiées de recherches duales à risque. Le CNCB, sous la conduite d’Henri Korn et de Patrice Binder, a réuni un comité d’expert et auditionné de nombreux scientifiques autour de cette question. À la suite de ces nombreux entretiens, ce comité a publié en 2019 le rapport précité intitulé « Recherches duales à risque : recommandations pour leur prise en compte dans les processus de conduite de recherche en biologie » (Korn and Binder, 2019).

3. Quelles pistes pour une conduite responsable et éthique des recherches à haut potentiel de risque

Dans la première partie de ce rapport, le groupe de travail s’est attaché à délimiter les contours de ce qui peut être considéré comme une recherche duale, et notamment une recherche duale à risque, comportant des risques potentiellement inacceptables : d’une part, des risques de mésusage par malveillance pour des actes terroristes ou pour concevoir des armes biologiques prohibées par les conventions internationales ; et d’autre part, des risques en cas d’incident ou d’accident de laboratoire.

Le groupe de travail a, d’emblée, fait le constat de la profonde méconnaissance des règles portant sur le contrôle du transfert des biens à double usage et des mesures en vigueur2 , et plus généralement du très faible niveau de prise de conscience par les scientifiques des questions relatives au possible mésusage de la science en recherche biologique. Il a donc insisté, dans ses recommandations, pour que la priorité soit donnée à des actions de sensibilisation et d’information des scientifiques au cours de leur formation.

Il a également insisté sur un point important : toute recherche potentiellement duale ne peut être, de facto, interdite. En revanche, tout programme ou projet de recherche incluant un élément possiblement dual doit pouvoir faire l’objet d’une évaluation bénéfice/risque et d’une argumentation de ses motivations, ainsi que d’un accompagnement responsabilisant, tout en limitant les contraintes superflues, notamment règlementaires.

La réalisation d’une recherche duale à risque relève de la responsabilité de ceux qui la proposent, la financent et la conduisent jusqu’à la publication de ses résultats. Cette responsabilité engage leur réputation et leur crédibilité, non seulement vis-à-vis de leurs pairs, mais aussi de l’opinion publique. Les possibles réactions de défiance de la société vis-à-vis de la science et des scientifiques justifient la mise en place d’un processus d’accompagnement de ces recherches et d’une véritable culture de la maitrise des risques liés à la dualité en recherche.

Les mesures de sensibilisation et d’accompagnement destinées au suivi de recherches duales à risque, ne se conçoivent que si elles impliquent toutes les parties prenantes, des autorités de l’État aux équipes de recherche, en passant par les financeurs et les experts évaluateurs. Elles supposent un dialogue de terrain constructif et crédible pour établir un véritable climat de confiance. Par ailleurs, elles ne pourront avoir un impact optimal qu’à condition de disposer de relais sous la forme d’experts scientifiques connus et reconnus, pouvant agir en tant que médiateurs scientifiques.

Considérant les enjeux découlant de la nécessaire prise en considération des recherches duales à risque dans l’élaboration et la conduite des programmes de recherche, le CNCB a énoncé cinq recommandations prioritaires qui sont :

  1. L’information et la formation des futurs acteurs de la recherche aux notions de recherche duale à risque, à introduire dans les modules de formation des écoles doctorales consacrés aux questions de science et société et d’éthique ou d’intégrité scientifique. Cet enjeu nécessite des décisions et un programme de sensibilisation de l’ensemble des responsables d’établissements ou d’organismes de recherche publics ou privés. Ils doivent être incités à prendre des mesures propres à développer, au sein de leurs structures, une prise de conscience de l’importance des questions relatives au mésusage de la science et aux recherches duales à risque.
  2. La mise en place de comités d’évaluation et de suivi des recherches duales à risque au sein des établissements de recherche, pour accompagner la direction et les équipes de recherche dans l’identification du caractère à risque de certains projets, promouvoir localement l’information sur les conséquences possibles de ces recherches, dont leur mésusage, et assurer le suivi des recherches à risque légitimes.
  3. L’intégration d’une évaluation de la dualité à risque dans l’examen des projets de recherche et la prise en compte de cette évaluation par les financeurs, notamment l’Agence nationale pour la recherche (ANR). La mise en place d’une base regroupant les données confidentielles des recherches duales à risque, dont l’exploitation dans le cadre d’un retour d’expérience pourrait profiter à toute la communauté scientifique.
  4. La promotion d’une négociation visant à contrôler les transferts de séquences de gènes, entre opérateurs de recherche ou proposés par des plateformes de production publiques ou privées, et à mettre en place une surveillance de l’accès aux bases de données concernées. Il serait essentiel, pour les pouvoirs publics, de disposer de dispositifs de contrôle efficaces et contraignants. Une telle négociation relève des instances européennes et internationales en charge de la surveillance des transferts de matériels et de technologies à double usage ainsi que du suivi de la conventions sur l’interdiction des armes biologiques et à toxines (CIABT). On peut à cet effet citer l’exemple de la base de données sur la mise en œuvre nationale de la CIABT (la « base de données CIABT »), élaborée en collaboration par l’Institut des Nations Unies pour la recherche sur le désarmement (UNIDIR) et le Centre de recherche, de formation et d’information sur la vérification (VERTIC), Elle a pour ambition d’aider les responsables des gouvernements (juristes, chercheurs …), les organisations non gouvernementales, les organismes internationaux ou le secteur privé en leur fournissant des informations leur permettant de contribuer aux efforts en matière de biosécurité et de biosûreté. (Biological Weapons Convention National Implementation Measures Database; https://bwcimplementation.org/page/about-us).
  5. La promotion du CNCB en tant qu’instance de recours, notamment pour se prononcer, en tant que de besoin, sur un avis concernant une recherche duale à risque ou pour sa publication.

4. Conclusion : perspectives et stratégie

Depuis la publication de ce rapport, le paysage a évolué. Les controverses sur l’origine du SARS-Cov-2 ont suscité des débats, non seulement au sein du monde scientifique, mais également dans la société, sur les conséquences possibles d’un incident ou d’un accident de, notamment en termes de risques infectieux (Berche, 2025). La généralisation des techniques de manipulation et d’édition des génomes, la disponibilité de plus en plus grande de ces outils et la facilité d’accès aux travaux de recherche, rendus largement accessibles au plus grand nombre, sont autant d’alertes et d’enjeux de sécurité et de sûreté biologique. La question des recherches duales à risque est au centre de ces préoccupations, qui rejoignent la nécessité clairement identifiée de mieux maitriser les risques liés à des incidents ou accidents de laboratoire. Cette question a fait l’objet d’une saisine du CNCB et d’un groupe de travail de l’Académie des sciences3 . Dans ses recommandations, plutôt que la contrainte par voie règlementaire qui souvent paralyse l’initiative en recherche scientifique, le CNCB préconise le renforcement au sein du monde scientifique de la responsabilisation de ses acteurs, grâce à l’appropriation d’une véritable culture de l’analyse du risque et à la mise en place d’outils appropriés. Ces outils sont déjà bien pris en compte dans des secteurs d’activité confrontés à des risques dont la survenue pourrait avoir des conséquences majeures pour l’homme et son environnement.

En ce qui concerne les incidents et accidents de laboratoire, cela passe par la connaissance et le référencement des lieux nécessitant des mesures de sécurité et de sûreté renforcées. Cela passe également par le référencement de leurs équipements, des recherches qui y sont conduites et desdits incidents ou accidents auxquels ils sont confrontés. Ce référencement, dans des bases de données appropriées, et d’accès contrôlé, serait par ailleurs une source d’information irremplaçable pour l’amélioration des bonnes pratiques de laboratoires, par le partage du retour d’expérience dans les cursus de formation initiale et continue à la recherche.

D’autres champs nécessitant une réflexion approfondie en sécurité et sûreté biologique ne manqueront pas de s’ouvrir à l’avenir. A cet égard, les questions éthiques et les risques potentiels associés à la recherche en « biologie miroir », en lien avec les applications de la biologie de synthèse, sont un exemple de sujet qui a déjà été pris en compte par la communauté scientifique (Adamala et al., 2024).

Le professeur Henri Korn, grâce à son engagement et ses initiatives en faveur de la sécurité et de la sûreté biologique, a initié une démarche constructive originale permettant aux services de l’État chargés des questions de sécurité et de sûreté de s’appuyer sur la compétence scientifique de l’Académie des sciences. Son action à cet effet est poursuivie par ses successeurs. Elle mérite d’être saluée avec reconnaissance.

Déclaration d’intérêts

L’auteur ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

1 Le règlement (UE) 2021/821 du parlement européen et du conseil du 20 mai 2021 institue un régime de l’Union de contrôle des exportations, du courtage, de l’assistance technique, du transit et des transferts en ce qui concerne les biens à double usage (refonte) entre en vigueur à compter du 09 septembre 2021. Il se substitue au règlement (CE) 428/2009 (version consolidée au 15 décembre 2020).

2 Il s’agit, par exemple, des listes 1C351 (Agents pathogènes humains, animaux et “toxines”), 1C353 (Éléments génétiques et organismes génétiquement modifiés), 1C354 (Agents pathogènes des plantes) annexées au règlement communautaire CE n° 428 du 5 mai 2009, mis à jour par le règlement n° 2017/2268 du 26 septembre 2017.

3 Conseil national consultatif pour la biosécurité (CNCB), groupe de travail Recensement des incidents et accidents de laboratoire de biologie, SGDSN et Académie Nationale de Sciences, 17 février 2025.


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